CHAPITRE 2 Les retrouvailles.

 

Le bourrelet de chair de l’entrée se contracta, dégageant une ouverture si étroite qu’Érythrée dut s’y glisser de profil. Elle frotta au passage sa paume le long de la bordure de cartilage, là où la Ville révélait à ses hôtes une partie de sa dureté profonde, et soupira mentalement :

« Tu pourrais faire un effort ! »

Je suis ankylosée. Je n’ai pas souvent l’occasion d’utiliser certains tissus.

Pour ce qu’en savait Érythrée, l’excuse était recevable. Turquoise était une Ville errante au stade mâle, dont le Beffroi s’élevait très haut au-dessus d’une circonférence de dômes à peine marqués. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas hébergé plus de cinq ou six personnes et ses replis internes étaient envahis de cloisons d’épiderme séché, à l’odeur surie.

En fait. Turquoise n’errait pas vraiment. Il s’apparentait davantage à ces vaisseaux fantômes sillonnant inlassablement les mêmes mers à la recherche de leurs anciens équipages. Autrefois, il avait abrité une population si dense que toutes ses artères avaient fourmillé d’agitation, mais c’était bien avant que l’humanité acquiert la sapience, et ses habitants n’avaient pas survécu à leur soif de connaissances. Aucun AnimalVille n’était moins pressé que lui de grouiller à nouveau de millions de vies qui n’auraient de cesse de croître et de se multiplier jusqu’à se détruire eux-mêmes d’une dernière et fulgurante explosion. Atrophiée par les flammes, marquée à jamais par les stigmates étranges de ses premiers occupants, la mémoire de Turquoise n’avait plus assez d’espace pour accueillir d’autres douleurs.

Érythrée traversa les deux pièces en enfilade – elle avait baptisé « salon » la plus régulière et « salle à manger » la plus grande – dans une pénombre si épaisse qu’elle ne regretta pas la quasi-absence de mobilier. Elle n’osa pas exiger plus de lumière. De toute façon, l’intérieur du dôme de Tachine était identique au sien, elle était capable de s’y retrouver les yeux fermés.

Le temps de reconstituer mes réserves d’énergie et de reconnecter quelques axones et je te promets une luminosité parfaite.

« Comme dans les quartiers mécanistes ? »

C’était une pique gratuite, mais la jeune femme n’avait pu la contenir. Elle comprenait très bien que Turquoise eût en premier concentré son effort d’habitabilité pour ses hôtes les moins habitués aux contacts avec les AnimauxVilles.

En guise de réponse. Turquoise rétracta entièrement les draperies de chair luisante qui barraient l’ouverture de la chambre. Érythrée s’avança, les bras tendus pour éviter de se cogner. Ses pieds nus s’attardèrent sur le seuil élastique, juste avant la bordure de fourrure trop rêche. Elle chatouilla la Ville du bout de l’orteil.

« Où en est la Connectée ? »

Comme d’autres artefacteurs, à commencer par sa mère, Érythrée s’était rendue au pied du Beffroi et s’était plantée devant l’appareil connecté enkysté dans la Ville. Elle s’était enquise de la santé de la passagère, puis elle avait proposé son assistance et essuyé le refus poli de l’Intelligence de bord. L’I.A n’entendait laisser à personne le soin de s’occuper de sa passagère malade et refusait de préciser de quoi celle-ci souffrait, tout en garantissant qu’il s’agissait d’un mal bénin qu’un minimum de repos suffirait à circonvenir Plusieurs heures s’étaient écoulées sans que le vaisseau s’ouvrît et les artefacteurs avaient rejoint leurs appartements pour dormir, estimant qu’ils en apprendraient davantage lorsque la Ville retrouverait la lumière artificielle et très relative de la période diurne.

Rien de nouveau.

« Rien de nouveau selon l’I.A ou d’après tes propres… euh… observations ? »

Rien de nouveau tout court. Tachine dort sur le côté le plus éloigné du lit…

Manquant trébucher sur les vêtements qui gisaient pêle-mêle sur le sol, Érythrée se faufila jusqu’au chevet de sa mère et s’agenouilla :

— Maman ?

« Zut ! » se morigéna-t-elle en souhaitant que Tachine n’eût pas entendu le mot honni (et elle ne l’avait pas entendu).

— Tachine, chuchota-t-elle après s’en être assurée. Tadj ?

Sa mère avait toujours eu le sommeil profond. Elle hésita une poignée de secondes et posa la main sur son épaule, maudissant l’AnimalVille de l’avoir contrainte à venir elle-même la réveiller.

Lorsqu’elle est avec Jdan, elle m’interdit de…

Turquoise s’interrompit : Tachine émergeait.

— Ryth ? demanda-t-elle trop fort.

— Érythrée, corrigea celle-ci (et le regrettant aussi sec, mais Tadj ne pouvait pas comprendre). Habille-toi et ne réveille pas Jdan. Je t’attends dans le salon… Fais vite, c’est important.

 

Tachine, qui achevait de se vêtir, se contenta de grommeler lorsque sa fille lui tendit un havresac identique au sien avant de l’entraîner hors de son appartement. Elle avait la sensation que ses yeux ne parvenaient pas à s’ouvrir complètement et que sa peau craquelait du sel de sa propre sueur, mais son odorat ne percevait qu’une odeur étrangère. Elle savait que sa fille la subissait beaucoup plus qu’elle. En se coulant derrière elle dans une valvule confinée qui reliait les galeries superficielles de l’AnimalVille à d’autres plus profondes, elle se dit que, de toute manière, pour Érythrée, l’odeur de Jdan était le moindre de ses défauts. Elle ne l’exprimait pas, bien sûr – elle prenait même garde de ne surtout rien exprimer –, mais elle ne lui accordait d’attention que dans la mesure où sa liaison avec Tachine ne lui laissait aucun choix.

« Ma fille, songea-t-elle, Jdan n’est pas moins digne d’intérêt qu’Ereïev. »

Elle devait être maintenant parfaitement éveillée car la comparaison l’amusa au plus haut point. À l’évidence, Érythrée attendait que sa mère se lassât de Jdan comme elle-même s’était lassée d’Ereïev.

« Ma fille, ajouta-t-elle encore pour son seul compte, il faudra que nous ayons une petite discussion. »

— Où m’emmènes-tu ? desserra-t-elle enfin les lèvres.

— Dans l’un des longicardes.

Tachine sursauta. Érythrée lui lança sans se retourner :

— À l’intérieur, oui. Il n’est plus alimenté… du moins, les ventricules sont vides. Et, justement, il va falloir que nous les remettions en service pour une petite transfusion. Nous allons irriguer Notre Mère.

Le temps de franchir le sphincter d’un autre sas, Tachine renonça à choisir entre les questions qu’elle devait poser. Sans être férue de biologie des AnimauxVilles – ce que, à sa connaissance, aucun artefacteur n’était –, elle avait une assez bonne notion du fonctionnement de leurs organes. Elle savait par exemple que, mieux que des pompes auxiliaires, les longicardes étaient de véritables cœurs et qu’ils ne se contentaient pas de relayer au loin le travail du primacarde. Même si tous étaient dédiés à la circulation et à la filtration des liquides hématiques, aucune de leurs tâches n’était tout à fait semblable, ne serait-ce que parce qu’ils apparaissaient avec la croissance de l’AnimalVille, suivant ses besoins physiologiques, et qu’ils possédaient leur propre système neural. Elle savait aussi que le dysfonctionnement ou le dépérissement d’un seul d’entre eux pouvait provoquer, outre un profond déséquilibre chimique, des nécroses et des réactions auto-immunes dommageables et parfois fatales, du moins sans une intervention drastique (comme l’amputation de tout un quartier) qu’une Ville malade n’était évidemment pas capable de mettre en œuvre. Elle ignorait par contre qu’un AnimalVille pût « endormir » un de ses organes sans déclencher une dangereuse cascade d’apoptoses. Or, cette capacité mettait sérieusement en cause la notion d’interdépendance entre une Ville et ses citoyens.

— Qui est Notre Mère ? demanda-t-elle.

— Notre Mère des Os. C’est une Ville des Originels, inhabitée… enfin… c’est la résidence d’un Passeur des Morts. Turquoise a été plutôt évasif mais, apparemment, elle a fui la Terre un rien trop brusquement et sans la permission du Charon.

Tachine était outrée :

— Ils lui ont tiré dessus ?

— Il semble que non. Elle s’est blessée en s’arrachant de ses amarres. La chair se ressoudera et l’épiderme cicatrisera, mais ses blessures se sont aggravées durant sa fuite et seul Turquoise est en mesure de lui donner un sang non saturé de toxines et d’hormones sexuelles qu’elle ne supporterait pas.

« Le problème c’est que Turquoise est du genre économe, comme tu as pu le remarquer, et qu’il a réduit son système circulatoire au strict minimum. En gros, il est hors de question de détourner ne serait-ce qu’un pour cent du flux du seul longicarde maintenu en fonction. Donc nous devons en réveiller un autre, déboucher un des conduits principaux, ponter un tube directement dessus et nous assurer qu’il puisera bien le fluide vital jusqu’à je ne sais quelle veine de je ne sais quel appendice dont nous guiderons l’aiguillon dans…

— Mettre en route une autre pompe, alors que, faute de liquide, la pression est insuffisante, aura le même résultat que vampiriser le primacarde ou le seul longicarde en fonction.

Érythrée attendit que l’AnimalVille leur eût ouvert un autre sas et que sa mère l’eût rejointe dans le tube, qu’une lueur diffuse éclairait très mal, pour répondre :

— Nous avons froid, nous manquons de lumière et les portes s’entrouvrent à peine, parce que Turquoise consacre l’essentiel de ses calories à décongeler le plasma qu’il conserve dans un chapelet de vésicules sous-alimentées en kelvins par le vide interstellaire.

— Sous-alimentées en kelvins ?

— C’est son expression. Bon, mettons-nous au boulot.

Tachine ouvrit les mains en signe d’incompréhension.

— Pour autant que l’analogie soit valable, nous sommes dans l’aorte du longicarde, expliqua Érythrée. Devant nous se trouvent le ventricule et, entre lui et nous, une espèce de toile constituée de vaisseaux capillaires qui en entretiennent la membrane. Nous allons la découper et nous assurer de ne laisser aucun résidu derrière nous pour éviter qu’ils ne se transforment en caillots. (Elle changea de ton :) Turquoise, si tu ne veux pas que nous t’esquintions complètement, il va nous falloir plus de lumière.

Les parois furent parcourues de frémissements fluorescents, par vaguelettes d’une luminosité si douteuse qu’elle ne permettait même pas de se faire une idée de la structure du conduit. Puis les ondes se figèrent doucement et les parois se mirent à rayonner une lumière plus franche, dévoilant le maillage capillaire qui les habillait et l’entrelacs de vaisseaux obstruant le ventricule sur deux mètres cinquante de diamètre. Érythrée tira deux couteaux de son sac et éprouva le fil des lames de céramique rétractiles contre son propre poignet. Elle en choisit un puis tendit l’autre à sa mère :

— Tu glisses la lame contre la paroi et tu coupes au plus près.

Tachine saisit le couteau avec répugnance et regarda sa fille d’un air atterré.

— Comme ça, ajouta Érythrée.

Sans la moindre hésitation, elle planta la lame au centre de la membrane, la tira jusqu’à la paroi et lui fit décrire un arc de cercle qui en suivit les contours par le haut. Instantanément, l’entaille qu’elle avait faite se mit à déverser le sang épais de l’AnimalVille sur elle, mais elle n’interrompit son geste que lorsqu’elle entendit le haut-le-cœur de Tachine. Elle se retourna vers elle brutalement.

— Maman, bon sang !

Tachine était très pâle. Le liquide brun clair engluait les cheveux de sa fille et les transformait en un casque de protoplasme à l’odeur insoutenable.

— C’est écœurant, réussit-elle à articuler.

Érythrée dut faire un effort pour maîtriser la colère qui l’envahissait et trouver un peu de compassion dans son sens du devoir.

— Ce n’est pas de la plus élégante chirurgie, dit-elle, mais c’est vital.

— Je… je ne peux pas faire ça.

— Je ne peux pas le faire seule.

Tachine recula vers le sas.

— Je… je vais t’envoyer quelqu’un d’autre.

— Qui ? À qui vas-tu imposer ça, Tadj ?

Tachine ouvrit la bouche et la referma sans rien dire. Érythrée lui dédia un regard, où se mêlaient autant de tendresse que de fermeté, et revint à la toile de capillaires.

— C’est pour ça qu’il nous l’a demandé ?

Tachine était à côté d’elle, sa propre lame déjà engagée entre la paroi de l’aorte et les vaisseaux. Le fil monomoléculaire tailladait les fibres de chair avec un bruit incongru de baiser Tachine se força à appuyer un peu plus.

— Parce que nous avons tendance à engager la communauté sur la foi de nos seules convictions ? précisa-t-elle.

— Je ne pense pas que Turquoise accorde la moindre importance à notre sens très particulier de l’éthique, Tadj, et je ne me souviens pas qu’il ait demandé quoi que ce soit.

Les deux lames cisaillèrent la toile au même instant.

— Turquoise ne fait jamais rien pour rien, laissa tomber Tachine.

Érythrée entendit parfaitement la rancœur de sa mère dans son timbre de voix.

— Je crois qu’il estime que nous sommes les mieux qualifiées pour mener à bien cette intervention, dit-elle.

Elle écarta le pan de chair rosâtre qu’elle venait de libérer et, s’inondant complètement de sang, passa la moitié du corps dans l’ouverture.

— Termine ici. Je vais dégager ces machins qui ressemblent à des oreillettes.

Tachine hocha sombrement la tête.

— Tu ne me cacherais pas quelque chose ?

— J’attendais que tu sois parfaitement réveillée… Tu l’es ?

— J’ai connu des réveils plus agréables.

Érythrée pénétra entièrement dans le ventricule.

— Merde ! s’exclama-t-elle.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Il y a que nous en avons pour des heures et que nous ne les avons pas. À moins que…

La phrase resta en suspens, puis Tachine entendit successivement un ahan, un bruit de déchirement suivi d’une chute et d’un chapelet de jurons furieux. Elle fendit la membrane sur une largeur d’un mètre, tira sauvagement sur le pan libéré et s’engagea dans l’ouverture sans se soucier du liquide poisseux qui la trempait.

— Ça va ?

Affalée dans une mare visqueuse, Érythrée recevait une véritable douche de sang. Au-dessus d’elle pendait un lambeau de capillaires dégoulinant dont elle tenait encore l’extrémité gluante entre les mains.

— Ça ira, répondit-elle en se relevant.

Elle attrapa avec rage le réseau de vaisseaux et le déchira sur toute sa longueur, l’arrachant littéralement de la paroi en une seule plaque de fibres entrelacées d’où naissaient des centaines de jets bruns.

— Ryth ! se plaignit Tachine en maîtrisant la nausée qui l’envahissait à nouveau.

— Quoi, Ryth ? Tu sais ce qui nous attend ? (Devant l’absence de réaction de sa mère, Érythrée baissa d’un ton et lâcha d’un trait les explications qu’elle avait tardé à fournir :) Pour l’instant, le cœur se remplit doucement parce que seuls les capillaires s’y déversent et que Turquoise en a interrompu l’alimentation, mais ce sont de véritables rivières qui vont débouler quand il ouvrira les valvules artérielles. Nous respirerons l’oxygène de son propre fluide bien avant que la pompe tissulaire se remette à fonctionner. Et ce qui nous vaut cet honneur ne tient ni à notre capacité de ne pas vomir à l’odeur du sang, ni à notre inénarrable sens des responsabilités. Simplement, Turquoise n’était pas certain que les récentes et douloureuses artefactions de nos compagnons permettraient à leurs embiotes d’assumer une noyade en bonne et due forme.

Érythrée s’interrompit et reprit son souffle par saccades. Tachine s’approcha d’elle. Elle écarta une mèche de cheveux poisseux que le sang avait plaquée à la joue de sa fille.

— La dernière fois que je t’ai vue dans cet état, dit-elle d’une voix douce, tes poumons étaient justement en train d’apprendre à respirer dans un milieu gazeux. Amusant, non ?

— Maman…

— Maman, oui, si tu veux, mais à condition que tu arrêtes de cacher ta peur et que tu fasses ce que je te dis quand il s’agira d’aspirer une grande goulée de sang frais… beurk.

— Maman !

— Désolée. Turquoise aurait dû te prévenir : je me suis déjà noyée… et plus d’une fois… mais toujours dans de l’eau. Note qu’il y a fort à parier que le sang de Turquoise se respire beaucoup mieux. Bien, tu as d’autres surprises en réserve avant qu’on se remette au travail ?

 

Notre Mère des Os était exsangue et sa chair était encore plus translucide qu’à l’accoutumée. Ses édifices s’étaient repliés sur eux-mêmes ou pendaient, flasques et livides, comme des seins vidés de lait.

Parce que la flotte du Charon l’avait prise en chasse et qu’elle n’avait pas voulu l’aspirer dans sa transduction, elle avait dû brûler en quelques minutes plus d’énergie qu’elle n’en consumait en un an. Ses blessures, avivées par l’échauffement des particules qu’elle libérait, avaient continué à saigner malgré le froid sidéral. Elle avait senti sa vie s’enfuir, alors elle avait appelé le troupeau à l’aide. Pour Gadjio et pour Marine. Pour qu’ils continuent de vivre à travers elle, malgré la flotte lancée à leurs trousses, malgré sa propre fierté de naine albinos, solitaire et recluse, bannie de par sa seule décision.

Elle avait répondu à la question muette de Marine en s’efforçant de mettre dans sa voix une conviction qu’elle était loin de posséder :

Non, poussin, je ne vais pas mourir. Pas si je peux l’éviter.

Alors le troupeau va te guérir ?

Pourquoi : alors ?

Tu ne l’as jamais beaucoup aimé et il ne s’est pas foulé pour te le rendre.

Difficile de cacher quoi que ce soit à Marine. Elle était une seconde entité dans le système nerveux de Notre Mère, une intelligence immature et brouillonne, mais qui avait accès à tout. Aux informations comme aux émotions, aux sentiments comme aux commandes. Elle eût pu actionner chaque organe de l’AnimalVille – et elle le ferait peut-être un jour –, seulement elle l’ignorait. Marine en tout cas pouvait savoir ce que Notre Mère eût préféré taire.

Le troupeau avait voulu la tuer, dès la naissance, comme un animal se débarrasse d’une progéniture non viable. Le troupeau l’avait mise à l’écart ou dédaignée durant toute son enfance. À l’adolescence, le troupeau l’avait vilipendée ou méprisée, en découvrant que sa sexuation ne suivait pas le schéma habituel. Le troupeau dans sa majorité… ou une minorité que les autres laissaient agir. Cela revenait au même. Il n’y avait pas une existence d’AnimalVille qu’elle eût sauvée au détriment de celle du plus exécrable humain, Charon compris.

Je n’ai jamais aimé le troupeau et il n’avait aucune raison de me rendre plus que je ne donnais.

Il va tout de même te soigner ?

Oui… enfin… Turquoise va le faire.

La petite émit une pensée de soulagement, puis elle revint à la charge :

Turquoise, c’est ta mère ?

Un frémissement douloureux en guise de rire :

Non, Turquoise n’est ni ma mère, ni mon père, ni rien qui s’apparente à moi. Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne. Turquoise est le samaritain de service.

Le ? C’est un… mâle ?

Nouveau frisson, nouvelle douleur :

Nous ne sommes ni mâles ni femelles, poussin. Nous sommes… Ton père se réveille.

Le fantôme de la petite se retira dans une antichambre virtuelle, mais elle risqua une dernière phrase :

Ça t’arrange qu’il se réveille : comme ça, tu n’as pas besoin de me parler de sexualité !

Notre Mère ne répondit pas, ou alors juste un sourire. Marine finirait par comprendre que l’AnimalVille pouvait tenir plus d’une conversation simultanément. Elle finirait aussi par apprendre à ne plus se manifester par une évanescence évoquant son corps passé. Elle finirait même par ne plus avoir besoin de se cacher à son père. C’était inimaginable ce que Marine avait encore à découvrir. Tout un univers.

À l’inverse, Gadjio en savait plus qu’il ne pouvait tolérer. Il portait la mémoire de tant de morts ! Il détenait tant de secrets que personne n’avait jamais avoués. Tant et tant de fardeaux que sa compassion s’était usée jusqu’à ne plus être qu’un fil. Un fil auquel il se cramponnait car rien d’autre ne le séparait de sa propre chute.

Notre Mère redressa légèrement le dossier du fauteuil sur lequel Gadjio s’était effondré, puis donna un peu de lumière dans ce qu’ils appelaient par jeu le petit salon et qui était une véritable chapelle. Elle appréhendait un peu les premiers mots qu’il allait prononcer (il avait tellement pleuré avant de tomber d’épuisement,) aussi prit-elle les devants :

Nous ne sommes pas très beaux à voir, tous les deux !

Instantanément, il se souvint de la moitié d’armure qui s’était incrustée dans sa chair et sa tête s’affaissa sous le poids de ce cauchemar qu’aucun réveil n’effacerait plus. Puis, juste quand une larme perlait à son œil droit, il releva la tête.

— Nous ?

Même à l’état de fil, sa compassion était si forte que Notre Mère savait pouvoir le raccrocher à la vie en la sollicitant.

J’ai perdu beaucoup de sang et je vais garder des balafres pour au moins l’éternité.

Il se redressa avec une telle vivacité qu’il faillit s’affaler à trois mètres du fauteuil. Le carbex avait démultiplié sa force et le forçait à bouger à son rythme. Il contempla la meurtrissure livide qu’il venait d’infliger à l’épiderme fragile.

— Maudite armure ! cracha-t-il, mais il n’y avait pas de souffrance dans sa voix, juste de la colère.

Tu t’y habitueras.

Cela lui fit l’effet d’une sanction, pourtant il n’y réagit pas. Dans son bulbe rachidien, la chimie de la commisération était entrée en action et il n’avait plus d’attention que pour l’autre.

— Tes blessures sont graves ?

Assez, mais je m’en remettrai.

— À quel point : assez ?

J’ai besoin d’une transfusion et de greffes.

Gadjio blêmit. Il se força à se ressaisir.

— Si tu me dis comment m’y prendre, je peux m’occuper des greffes. Pour la transfusion, par contre…

Ne t’inquiète pas. Il y a toute une équipe de secouristes qui n’attend plus que notre arrivée.

— Des…

Notre Mère jugea que le Passeur était maintenant suffisamment réceptif pour entendre ce qu’elle avait à lui dire.

Quand une supernova en devenir commence à perturber le Ban, toutes les mailles mènent à la singularité qu’elle provoque. Les Alephs voisins se regroupent dans un Aleph d’ordre supérieur, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un, au cœur de l’étoile. En échangeant, je n’avais pas d’autre possibilité que de tomber vers elle.

— Les Retrouvailles ! Sainte Mère ! Nous n’avons pas le droit de nous y rendre !

Le Passeur ne s’était jamais senti aucun droit vis-à-vis de rien. Cela ne l’empêchait pas de tricher lorsqu’il était acculé, mais alors il culpabilisait jusqu’à se renier. Depuis la mort de sa fille, à force de commettre ce que sa morale lui interdisait, il n’avait plus assez d’estime pour se détester. L’éclat d’armure fiché en lui n’était que la matérialisation de sa peur la plus noire. Une partie de son âme avait entrepris de dévorer l’autre.

Je ne suis pas sûre d’apprécier que tu uses de mon nom pour jurer. Ceci dit…

— Pardon.

Notre Mère soupira :

Pardon de quoi, Gadjio ? Pardon d’être toi ? Pardon de subir ? Pardon d’être là où tu n’as pas choisi d’être ? De combien d’actes que tu n’as pas commis vas-tu t’excuser ? Nous ne nous rendons pas aux Retrouvailles, nous y sommes. Et nous y sommes parce que Janos Koriana, Charon en titre de la Fédération Originelle, ne nous a laissé aucune alternative. Invités ou non, notre présence… ta présence et, plus, ta participation a ici la même valeur que celle de n’importe qui. Et même le Charon n’y changera rien.

Gadjio tressaillit :

— Le Charon… mais… il n’a jamais été prévu qu’il… personne de la Fédération ne doit participer aux Retrouvailles. J’ai surpris des conversations de Palais. C’est un arrangement avec les Mécanistes et…

Il a requis l’assistance du Troupeau moins d’une minute après que nous avons disparu de ses radars. Plus exactement, il a appelé Noone et Noone est venu le chercher. Dans quelques heures, demain au plus tard, tu te retrouveras face à lui. D’ici là, tu devras avoir trouvé un arrangement avec les Organiques pour que Turquoise te dote d’un statut qui te protège de sa foudre.

Le Passeur ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Il était plus pâle que les murs de Notre Mère.

Je connais ton aversion à l’égard des Organiques, Gadjio, comme je connais ta peur des Mécanistes et ton mépris pour les Connectés. Je connais tous tes à priori d’humain originel et toutes tes contradictions de créateur de personæ. Parfois je te détesterais pour ça, parce que tu n’es pas à la hauteur de ce que tu vaux. Les différences qui te répugnent chez les autres rameaux ne tiennent qu’à l’opportunité d’être nés tels qu’ils sont.

— Les Organiques ne naissent pas avec un parasite !

Ni les Mécanistes avec une armure, ni les Connectés avec un flagelle, ni les enfants d’Originels avec un corps virtuel qui se nourrira de leurs souvenirs tout au long de leur vie. Mais, parce qu’ils sont nés Organiques, Mécanistes, Connectés ou Originels, on leur greffera un embiote, un ectosquelette, une queue ou une personæ, et ils se haïront mutuellement sous le seul prétexte de leurs différences exogènes. Et le pire, mon ami Passeur, le pire est que vous n’êtes même pas des imbéciles originaux ! Turquoise aurait beaucoup à te dire à ce sujet !

Gadjio plissa les yeux. Notre Mère soupira une fois de plus :

Ça n’a pas été toujours très confortable d’être un AnimalVille malformé. (Gadjio allait poser une question. Notre Mère enchaîna :) Ce n’est pas important. Ce qui est important, c’est que dix-neuf Organiques s’efforcent de modifier leurs métabolismes pour enfiler des combinaisons inadaptées et s’apprêtent à sortir dans le vide, à seule fin de prélever des lambeaux de tissu superficiel là où j’en ai le moins besoin et de les coudre là où j’en manque désespérément. Ce qui est important, c’est que deux autres Organiques sont en train de se noyer dans un torrent de sang pour que Turquoise me transfuse un peu de sa vie. Ce qui est important, c’est qu’eux seuls peuvent t’aider à vivre avec le carbex incrusté dans ta chair sans que tu lui cèdes ton âme.

La mimique de Gadjio hésitait entre l’incompréhension et la terreur la plus nue.

Les armures mécanistes sont des entités à part entière, douées de mémoire et de conscience. Et celle-ci a été programmée pour altérer et contrôler la personnalité de Koriana. Pour l’instant, son activité se limite à sa propre reconstruction, mais quand les nanones qui la constituent auront fini de dupliquer et de se réorganiser, elle n’aura de cesse de t’investir et de te posséder. Que tu le veuilles ou non, tu es son avenir et elle le sait.

Sous le choc, Gadjio recula d’un pas et l’armure transforma ce pas en un bond qui lui fit percuter des reins le fauteuil de cartilage et de chair. Il ne cria pas. Il ne ressentit même aucune douleur. Simplement il pleura et ses larmes, qu’il imaginait grouillantes de nanones étrangers, le dégoûtèrent. Quand elles atteignirent ses lèvres, il vomit.

 

Tout en haut du Beffroi, derrière le cristallin qu’ils avaient convenu d’appeler l’Observatoire – et qui n’était que l’une des quatre-vingt-seize coupoles translucides dont Turquoise avait chapeauté ses plus vastes édifices –, dix-neuf artefacteurs gardaient les yeux fixés sur l’objet se précipitant vers eux à plus de trente kilomètres par seconde. Au début, ils n’avaient rien vu, bien sûr (la masse de l’objet avait beau approcher la mégatonne, il n’était guère plus lumineux que le vide lui-même et le volume qu’il occupait dans la portion d’espace observée était insignifiant), puis Turquoise avait accru la distance focale de la coupole et procédé à une discrimination photométrique. Les heures passant, le point brunâtre ainsi révélé était devenu un AnimalVille, une toute petite Ville d’un milliard de kilos dont la trajectoire rattraperait celle de Turquoise dans…

Dix minutes. Nos vitesses respectives seront alors telles que le choc ne sera qu’un heurt. Disons que ceux qui seront encore debout se retrouveront par terre.

Instantanément, neuf des onze concernés rejoignirent au sol ceux qui avaient déjà opté pour son confort poilu. Le sympathe ronronnant dans son cou, Jdan ne les imita que lorsque, le délai écoulé. Turquoise les rappela à l’ordre :

Trente secondes…

Figées par le froid du vide, les lacérations sur les flancs de Notre Mère des Os étaient maintenant bien visibles. Chacun des artefacteurs imagina l’effort que la Ville albinos avait fourni pour s’extraire des crochets fichés en elle et chacun eut mal dans sa propre chair. Mal à en ignorer le choc quand il se produisit.

Juste avant le contact, au moment où Notre Mère occupa tout le champ du cristallin et tandis que celui-ci se brouillait sous les forces de compression, Jdan sentit quelque chose craquer en lui. Ce fut comme si la gangue qui contenait son intelligence depuis des semaines se fissurait d’un coup et que sa volonté profitait de l’aubaine pour reprendre le contrôle de son existence. Cette même volonté qui l’avait autrefois poussé à entrer dans le club de Doniets… à devenir un anarque, comme raillait Contre-ut. Être acteur plutôt que spectateur.

Il regarda autour de lui et, derrière les visières fumées des combinaisons spatiales si étrangères, il ne vit que le fatalisme effrayé de spectateurs bêlants. Alors il chercha Tachine et il se souvint de la mission que Turquoise avait confiée à celle-ci, et à sa fille, et peut-être plus à sa fille qu’à Tachine elle-même.

Il éclata de rire et, sous son oreille droite, il entendit le ronronnement du sympathe se taire. Une boule de poils qu’il avait nommée Borgia ! Son rire lâcha un dernier hoquet.

« Je n’ai plus besoin de toi, mon petit ami. »

Ce n’était pas vrai et il le savait. Il n’avait plus besoin de la compassion du sympathe maintenant, mais le besoin reviendrait et il ne serait rien d’autre que la dépendance qu’il avait toujours été, pour refouler ses peurs, pour distraire son incapacité à s’assumer.

Le choc. Son crâne ballotta dans le casque trop grand et écrasa deux fois le sympathe contre la paroi de celui-ci sans arracher d’émotion réprobatrice à l’artefact. Car ce n’était qu’un artefact. Jdan s’accorda un petit rire supplémentaire et, avant que qui que ce fût eût esquissé le moindre geste, il était debout.

De l’autre côté du cristallin, si près qu’il paraissait possible de la toucher des doigts, la chair de Notre Mère glissait contre celle de Turquoise. Même s’il n’en était rien, même si le frottement ne se produisait pas à moins de mille mètres de la coupole, tout le Beffroi vibrait. Puis Notre Mère bascula et le noir piqueté d’étoiles du vide revint occuper une partie du cristallin, juste une partie, tandis que des dizaines, des centaines de filaments jaillissaient des rues de Turquoise, comme autant de tentacules, et ondulaient jusqu’à la Ville albinos pour l’amarrer de leurs ventouses.

Je vais dépressuriser le dôme.

À l’annonce de Turquoise, tous les artefacteurs encore au sol se relevèrent et s’entre-regardèrent. Beaucoup avaient peur. Peur que les combinaisons dans lesquelles ils avaient tant peiné à s’engoncer ne fussent pas totalement étanches. Peur que les modifications auxquelles leurs embiotes avaient contraint leurs organismes pour ce faire ne fussent pas parfaitement adaptées. Peur de la désorientation et du mal de l’espace. Peur enfin de se perdre dans l’immensité de ce milieu qu’aucun artefacteur avant eux n’avait jamais affronté : le vide, à l’infini. Pourtant aucune de ces peurs n’était panique. Il leur suffisait de poser les yeux sur les sacs contenant les rouleaux de chevelures tressées, les alênes et les aiguilles d’os blanchis qui les attendaient dans un coin du dôme pour oublier leur propre malaise.

Derrière les sacs, une bouche s’ouvrit dans l’ossature du mur, et le parapet qui ceignait le chemin de ronde du Beffroi apparut. S’interdisant la moindre hésitation, Jdan ramassa un sac, le crocheta à la ceinture ventrale de la combinaison et franchit l’ouverture pour s’avancer sur le balcon.

— Pas la peine de traîner, dit-il dans le com de la combinaison.

Il n’y eut pas de réponse, tout juste quelques grommellements et un soupir, mais il perçut des mouvements dans son dos et deux silhouettes l’encadrèrent alors qu’il enjambait le garde-fou. Il ne jeta aucun regard en arrière, il s’efforça seulement de ne pas baisser les yeux vers la Ville en dessous de lui. Sans trop tâtonner, ses pieds trouvèrent le rebord extérieur du parapet. Il reposa une seconde le haut de ses cuisses sur la rambarde d’os durci, les mains encore en appui sur son sommet, et évalua la distance qui le séparait de Notre Mère.

— Presse-toi un peu, ironisa le com dans son casque.

Il ne se retourna pas. Il ne chercha même pas à reconnaître la voix féminine qui l’asticotait. Elle pouvait appartenir à n’importe laquelle de ses compagnes : toutes étaient capables de la même dérision que Tachine ou Érythrée. D’évoquer ces dernières une fois de plus – et ce qu’elles étaient elles-mêmes en train d’accomplir – lui interdit toute peur.

Il lâcha la rambarde, donna une impulsion des pieds et se laissa tomber vers ce que ses sens percevaient comme au-dessus de lui.

 

Juste après que Turquoise leur eut annoncé qu’il allait irriguer le longicarde qu’elles avaient dégagé, celui-ci se mit à vibrer tandis qu’un grondement montait depuis les artères. Puis le grondement s’amplifia et le sang afflua comme un torrent, leur fouettant les jambes et les plaquant à la paroi de l’oreillette. Une écume vermillon se colla à leurs cuisses.

— Immerge-toi ! hurla Tachine, mais le vacarme était tel que sa fille ne l’entendit pas.

De toute façon, elle lui avait déjà donné tous les conseils qu’elle avait puisés dans ses multiples expériences. Ne pas résister, sinon à la tentation de chercher l’air en surface. Contracter toute sa musculature pour brûler l’oxygène de son propre sang. Bloquer sa respiration jusqu’à ce que la poitrine ne soit plus qu’un étau. Et boire plutôt qu’aspirer pour déclencher la fausse route dès la première goulée, au moment où les poumons libéraient leur trop-plein de gaz carbonique. Ensuite, un bref moment, la douleur devenait insupportable, mais il était trop tard : les réflexes métaboliques s’étaient inversés et le choc ainsi occasionné provoquait l’évanouissement.

« Combien de temps vais-je rester inconsciente ? Avaient été les derniers mots d’Érythrée.

— Quelques secondes, une minute, dix, je ne sais pas. Cela dépend de la capacité de ton embiote à adapter ton organisme à la chimie dans laquelle il baignera. »

C’était une bonne réponse : Érythrée avait une confiance absolue dans les facultés de son embiote, elle ne se demanderait pas dans quelle mesure celui-ci serait capable de remplir sa tâche. Tachine, elle, se le demandait toujours et elle savait que la question valait la peine d’être soulevée, même si elle refusait de tenir compte des réponses insatisfaisantes… qu’elle ne serait alors plus là pour entendre.

 

Érythrée s’était promis d’appliquer à la lettre les consignes de sa mère, aussi se laissa-t-elle couler bien avant que le liquide hématique atteignît son menton. Elle ne pensait pas ressentir la moindre peur et elle n’avait en tout cas aucun doute. C’était juste un sale moment à passer.

L’appréhension naquit quand elle comprit qu’il lui serait difficile de rester immergée. Ce fut une évidence quasi immédiate : elle flottait. Dans un premier temps, laissant ses fesses et ses reins en surface, elle tenta avec force mouvements des bras de maintenir son buste en immersion. Mais, invariablement, ses seins la tiraient vers le haut et ses épaules finissaient par émerger. Même si elle parvenait à conserver le visage dans le liquida cela l’agaça et, avec l’irritation, vint la peur que la noyade ne durât plus qu’elle ne devait, puis, avec la proximité de l’air qu’elle sentait sur sa nuque ; apparut la tentation de reprendre « l’exercice » à zéro après une profonde inspiration.

« Et pourquoi pas ? se dit-elle. Je respire un grand coup et je recommence. »

Sauf que recommencer ne lui procurerait aucun confort et que l’oppression qu’elle commençait à sentir dans sa poitrine n’avait rien à voir avec l’asphyxie. Qu’elle le reconnût ou non, elle était terrifiée. Il fallait en finir.

Renonçant à mettre en pratique les instructions de Tachine, elle amollit toute sa musculature, écarta bras et jambes et se laissa porter par l’épaisseur du liquide. C’était presque comique : le sang, qui continuait à bouillonner en envahissant le longicarde, la ballottait. Elle eut envie de le goûter et elle le fit, entrouvrant à peine les lèvres pour l’aspirer tout en soufflant doucement par le nez.

C’était tiédasse, un peu visqueux et vaguement sucré. Pas vraiment mauvais, et curieusement familier. Elle s’en emplit la bouche avant d’avaler vraiment et elle expira plus fort par les narines, sans effort, comme s’il existait un principe des vases communicants entre son œsophage et sa trachée.

Ses poumons se vidèrent sans qu’elle s’en aperçoive. Elle sentit juste le moment où, par effet retour, la formidable pompe qu’ils constituaient s’inversa. Alors le sang de Turquoise envahit sa trachée et se répandit en un réseau de flammes dans ses bronches et dans ses bronchioles. Ce fut un raz-de-marée de petites explosions qui lui déchirèrent l’intérieur jusqu’au diaphragme, et tout son corps se contracta d’une même décharge électrique. Tachine avait raison : pour tout son système nerveux, le choc fut faramineux, mais Érythrée ne perdit pas conscience. Quelque chose le lui interdit. Quelque chose qui amortit une part énorme de la douleur à sa place, sans lâcher plus qu’un hoquet de surprise indignée. Puis Érythrée eut la sensation que cette chose se retira, tout en l’aspirant vers elle.

Non. La chose se retira peut-être, mais l’aspiration fut bien réelle.

Turquoise venait d’ouvrir une valvule et, par une artère qu’il avait prolongée jusqu’au bout d’un appendice perforant, son sang se précipitait, chargé de Tachine et d’Érythrée, vers Notre Mère des Os.

Alors la chose se manifesta à nouveau, se glissant en Érythrée comme Érythrée pénétrait la Ville albinos, intimement, invasivement, mais sans qu’il y eût connivence.

« Notre Mère ? » demanda Érythrée.

Notre Mère ? répéta une conscience étonnée en se servant des neurones d’Érythrée comme d’un vocodeur. Oh ! je comprends… Non, je ne suis pas Notre Mère. Je l’habite… je veux dire : je l’habite profondément, mais je n’ai rien à voir avec elle. Je suis… je suis seulement Marine.

Érythrée n’eut pas le temps de répliquer. La voix sous son crâne reprit sur un débit pressé :

Toi, tu es Érythrée, la fille de Tachine, et vous êtes toutes les deux venues pour soigner Notre Mère. Tu as quel âge, Érythrée ? Non, non, ne réponds pas, je le sais. Je t’entends si fort, alors que je n’entends pas ta maman, que je croyais que c’était parce que tu étais une enfant, comme moi, et que…

L’inquiétude foudroya Érythrée, mais Marine répondit à sa question avant qu’elle ne la formulât :

Ne crains rien. Je la perçois, maintenant. Moins fort et moins clair que toi, mais j’entends ses… sa… enfin, je l’entends. Je pense qu’elle était évanouie. Oh ! Je vais devoir te laisser, Érythrée…

« Que se passe-t-il ? »

Rien. Notre Mère me passe un savon. Elle dit que je perturbe ta concentration et que cela pourrait lui nuire, mais je crois qu’elle n’aime pas trop me voir parler à une étrangère. Comme si tu pouvais m’être étrangère en étant ici !

La voix de Marine disparut sur un rire d’enfant gouailleur, pour être remplacée par le timbre typique des AnimauxVilles :

Elle est jeune, tu sais. Pas beaucoup plus que toi, mais elle manque tellement de vécu !

« Notre Mère des Os ? »

Cette fois, oui.

« Qui est-elle ? »

Marine ? La fille de mon Passeur des Morts. « La fille ? Tu veux dire une… une enfant désincarnée, une astrale, comme les Originels font de…»

Désincarnée, ça oui, à un point que tu ne peux pas imaginer.

Il y eut un silence d’hésitation, puis Notre Mère se lança :

Marine est morte depuis longtemps. Son corps est mort, son esprit aussi, son âme, tout. L’être humain qu’elle était n’existe plus, mais je me suis imprégnée d’elle et je l’ai… disons que je me suis servie de la science des Passeurs des Morts pour l’animer en moi.

« C’est une… Personæ ? »

En quelque sorte, mais pas comme le concevrait son père. Elle… Marine n’est pas un être virtuel. Sa personnalité est entière et s’enrichit chaque jour de ce qu’elle vit dans le corps et avec les sens que nous partageons.

La Ville mit un terme à ses explications en changeant brutalement de ton :

Ta mère et toi êtes en moi, maintenant, et je ne suis pas en état de contrôler longtemps mon système immunitaire. Vous allez donc rejoindre au plus vite la valvule d’où je pourrai vous expulser vers les bronchioles. Ce qui signifie que vous devez vous extraire du courant provoqué par la transfusion, en suivant mes indications et en priant que vos embiotes puissent fournir suffisamment d’énergie pour que vous palmiez efficacement.

 

Plusieurs fois, Jdan se répéta que le travail auquel ils se livraient ressemblait davantage à de la boucherie qu’à de la médecine. À la limite, ceux qui maniaient les alênes pour recoudre les blessures superficielles de l’AnimalVille pouvaient se féliciter d’actes purement chirurgicaux. Même ceux qui réceptionnaient les plaques de peau et de chair, pour les greffer plus ou moins adroitement sur les plaies les plus béantes, pouvaient encore se considérer comme des chirurgiens mal outillés. Mais lui et les deux artefactrices qui l’assistaient n’avaient que le sentiment d’être de piètres charcutiers, débitant à la tronçonneuse des pans entiers de viande bien vivante.

Ce n’est ni de la peau ni de la chair au sens où tu l’entends.

Depuis qu’ils œuvraient sur les blessures de Notre Mère des Os, Turquoise intervenait souvent. Il guidait, il conseillait, il rassurait, mais surtout il communiquait et il communiquait beaucoup. Beaucoup plus qu’il n’en avait la réputation et même davantage qu’aucune Ville ne le faisait, du moins pour Jdan – et il était sûr de ne pas être seul dans ce cas, à l’exception notoire de Tachine et, probablement, de sa fille, que les Villes couvaient d’attentions hors norme.

Tu es jaloux ?

Jdan lâcha un rire sincèrement amusé ; pourtant, au fond de lui, il n’était pas certain qu’un rien d’envie ne l’habitait pas.

Les relations privilégiées que nous entretenons entre nous ou avec certains d’entre vous ressemblent à celles que tu appelles intimité pour désigner les liens qui t’unissent à quelques-uns de tes semblables. Elles sont aussi fortes que rares et elles ne sont pas dénuées d’exigences.

Jdan n’avait pas besoin d’un dessin, mais Turquoise le lui servit quand même :

Elles vont bien, mais elles en ont bavé et l’expérience laissera des traces.

Arracher des lambeaux à une Ville était aussi une expérience qui laisserait des traces. Néanmoins, Jdan n’en fit pas la remarque. C’était d’ailleurs inutile.

Encore une greffe et vous pourrez rentrer. Le reste cicatrisera tout seul. Je vous recommande toutefois de ne pas trainer, ni ici, ni sous la douche. La transformation de l’étoile s’accélère et mes derniers invités ne devraient pas tarder à nous rejoindre. Or l’un d’eux aura désespérément besoin de votre assistance.

— Un problème ?

Des problèmes… qui s’entrecroisent. Dépêche-toi, je doute que Tachine puisse s’en sortir seule avec le premier de nos convives.

— Le Passeur des Morts ? J’en ai déjà rencontré. Ils sont carrément inhibés, mais ils ne sont pas particulièrement… euh… embarrassants.

Ce Passeur des Morts-là a le Charon aux fesses et une armure mécaniste volée sur les épaules. En outre, il est atteint d’une mélancolie tenace et la seule chose que vous avez à lui offrir pour soulager ses souffrances le dégoûte autant qu’elle le terrorise.

— Mon sympathe ? Tu crois qu’il est pour lui ?

Je ne me substituerais à aucun artefacteur pour décider de qui mérite son offrande, Jdan ! Le Passeur des Morts a besoin d’un embiote.

 

Quelque chose n’allait pas.

Plusieurs choses parfaitement plurielles qui n’auraient jamais dû se produire, en tout cas pas comme ça et pas en même temps, alors qu’elle partait d’une quinte de toux toutes les trente secondes pour cracher les glaires d’un sang qui n’était pas le sien.

Ce-pensant, Tachine eut à peine le temps de porter le mouchoir déjà poisseux à ses lèvres pour régurgiter un décilitre du liquide qui lui brûlait les bronches. Bon sang ! Elle avait vomi au moins deux fois ce qu’Érythrée avait expulsé de ses propres poumons ! Deux fois et elle crachait encore presque sans arrêt, tandis que sa fille hoquetait à peine une fois toutes les trois minutes. Le privilège de la jeunesse…

Son embiote évacue le liquide de l’intérieur, par capillarité. Mais c’est vrai qu’il est plus jeune que le tien…

Turquoise n’avait jamais brillé par la délicatesse.

Nouvelle brûlure nouveau crachat. Et toujours le dégoût dans les yeux de ce maudit pilleur de tombes.

Passeur des Morts.

« Va te faire voir, Turquoise ! Et que lui aussi aille se faire voir avec son racisme au bord des lèvres ! »

Il y eut un bref silence, comme si la Ville acceptait la rebuffade, mais Turquoise n’avait jamais non plus su se faire plus petit.

Arachnophobie… enfin… quelque chose d’approchant. Il te voit comme…

« Une araignée géante prête à l’enfermer dans sa toile pour élever des œufs dans son ventre encore tiède ! Merci du rapprochement ! »

Brûlure, toux, crachat, et le mouchoir qui fuyait entre ses doigts. Des caillots obstruaient ses narines. Si elle ne prononçait pas immédiatement une phrase, elle n’aurait plus le courage d’adresser la parole au Passeur. Comment s’appelait-il déjà ?

— Excusez-moi, Gadjio. Ça devrait passer assez vite. C’est juste que…

— Je comprends.

Une nouvelle quinte empêcha Tachine d’exploser. Il osait prétendre qu’il comprenait ! Le cuistre ! Et Ryth qui ne disait toujours rien ! Ryth qui était assise contre une paroi de cartilage, la poitrine sous la couverture que l’Originel lui avait tendue lorsqu’elle avait émergé d’une valvule de Notre Mère, les jambes nues et poisseuses tendues devant elle. Ryth qui avait juste dit : « Merci » et qui, depuis, attendait… Au fait, qu’attendaient-elles ?

— Quand vous aurez suffisamment récupéré, je vous guiderai jusqu’à la nef, puis nous passerons dans Turquoise où vos amis nous attendent.

Tachine s’étrangla dans une nouvelle glaire de sang.

« Il… Tu… Il m’entend ? »

Non. Il ne t’entend pas. Il interprète tes signaux corporels. C’est sa vocation, tu te rappelles ? Lire les vivants pour écrire les morts.

« Il me… lit ? Et il me prend pour une araignée ? »

L’analogie avec l’arachnophobie est de moi, Tadj, mais sa répugnance est bien réelle et elle vient pour beaucoup de ce qu’il lit en toi. Ce qui prouve que vous êtes finalement assez proches, non ?

 

Gadjio avait peur, très peur, du moins était-il terrorisé à l’idée de devoir côtoyer de si près et pour une période probablement trop longue des créatures dont l’humanité n’était qu’apparences. Il leur avait tendu les couvertures, ainsi que Notre Mère l’avait exigé, et, puisqu’il ne pouvait pas en être autrement, il les guiderait puis il les suivrait, mais il resterait sur ses gardes, seconde après seconde, pour qu’elles ne le souillent pas.

La vieille ne l’effrayait pas, même si elle ne devait pas être plus âgée que lui et même si elle transpirait la duplicité par tous ses pores. Elle était trop visiblement manipulatrice, jusque dans les rides qu’elle se laissait pousser au coin des yeux pour faire croire que les années ne l’avaient marquée que de rires. Ce rire que les Organiques entretenaient pour cacher leur condition de commensaux.

La jeune, par contre, la jeune était dangereuse. Elle n’affichait : aucun de ces horribles stigmates dont ils se déformaient le corps. Elle ne commettait aucun geste inutile, elle s’économisait même l’effort de respirer. À peine un hoquet de temps en temps. À peine un filet d’air sans que sa poitrine se soulève. Et elle ne le lâchait pas des yeux. Oh ! Il prenait bien garde de ne pas bouger. Il surveillait même le clignement de ses paupières, mais elle ne ratait pas un battement de cils, ni une seule des gouttes de sueur qui perlaient à ses tempes. Elle l’épiait, ou elle épiait quelque indice qu’il était incapable de comprendre.

L’armure, Gadjio.

L’armure ? Quelle… Comment…

Elle sait. Ils savent tous. Il n’y a que toi qui l’oublies, Gadjio.

« Je ne l’oublie pas ! Je… Sainte Mère ! Comment voudrais-tu que je cesse d’y penser ? »

Le fragment se sert de tes phobies pour contrôler tes émotions. Il te pousse à te défier d’elles pour affaiblir ta crainte de lui. Regarde-les mieux, la mère et la fille, regarde-les avec tes yeux de Passeur. Écoute leur histoire.

Un instant, Gadjio écouta. Alors, à la mère, il répondit :

— Je comprends.

Et il comprenait vraiment, mais cela ne le rassurait pas. Ne serait-ce que parce qu’il ne comprenait toujours pas la fille, de quelque façon qu’il l’observe.

 

Marine était un glacier qui déversait un millier de torrents dans l’esprit d’Érythrée. Elle racontait, elle montrait, elle expliquait, elle se reprenait, se mélangeait, se contredisait. Elle se vidait de sa vie, si courte, et de celle, éternelle à son échelle, de Notre Mère. Elle parlait en vrac de tout et de n’importe quoi et chacune de ses phrases n’évoquait que la douleur de sentir son père en perdition. Elle s’exprimait sur un tel débit et avec une telle conviction qu’Érythrée n’avait plus la place de penser à son compte. Pourtant elle ne chercha pas à stopper l’enfant, si tant était que Marine avait encore quoi que ce fût d’une enfant, parce que le raz-de-marée dont elle l’inondait charriait les sédiments d’une kyrielle de drames en train de se nouer pour façonner un seul événement.

L’événement était lié à la supernova, il impliquait toute l’humanité et les Mécanistes semblaient en être le principal générateur. Il y avait urgence.

Érythrée se redressa en rejetant la couverture souillée.

— Nous vous suivons, Gadjio.

En prononçant ces mots, elle eut l’impression de condamner le Passeur des Morts et, sur son visage, elle lut qu’il les recevait comme une sentence.

 

Etoiles Mourantes
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